Figure discrète dans le milieu de la mode belge, Tony Delcampe en est pourtant l’un des protagonistes les plus influents. Depuis 1999, il dirige à Bruxelles le département de mode de La Cambre Mode[s], devenue sous sa direction une prestigieuse école très respectée dans l’industrie.
Nous l’avons rencontré pour discuter de ce qu’il adore dans l’enseignement et dans le maintien de la qualité de son école, et des raisons pour lesquelles tout ce qu’il entreprend est animé par la passion.
Parfois exigeant envers ses étudiants, il est à la fois travailleur, sincère et motivant. Une chose est remarquable chez Tony Delcampe : il n’essaie pas de façonner la personnalité des étudiants à l’image de son égo. Chaque année, des étudiants au caractère singulier et marqué décrochent donc leur diplôme. D’Ester Manas, de Balthazar Delepierre à Anthony Vaccarello, à Matthieu Blazy, à Nicolas Di Felice ou encore à Marine Serre, La Cambre Mode[s] continue de former les nouveaux talents inspirants qui deviennent souvent des créateurs à succès sur la scène internationale.
Pourquoi ne pas avoir opté, cette année, pour un show traditionnel ?
Nous nous sommes organisés un peu comme l’année passée, avec d’une part un véritable show, et d’autre part des rencontres avec les étudiants.
Quand a eu lieu le dernier show ?
Il y a deux ans.
Et combien d’étudiants sont arrivés en dernière année ?
Seulement un, Florent Seligmann.
Pensez-vous que la pandémie a eu de quelconques répercussions sur les étudiants ?
Nous avons été l’une des rares écoles pouvant continuer à enseigner durant le premier confinement, hormis pendant quatre mois en 2020, quand presque tout était à l’arrêt. Nous avons donc pu poursuivre les cours avec les étudiants et nous en tenir à notre programme habituel. Nous avons simplement séparé les groupes en nous assurant qu’il n’y avait jamais trop d’étudiants dans une seule pièce, ce qui concernait principalement les 1re et 2e années.
Voilà maintenant 23 ans que vous dirigez La Cambre Mode[s]. Ce temps vous paraît-il long ?
En fait, j’ai commencé à travailler en tant qu’assistant il y a 25 ans, mais ces années sont passées si vite. Durant tout ce temps, j’ai évidemment dû apprendre à m’adapter rapidement aux changements, pourtant, je garde un souvenir aussi net des étudiants diplômés il y a 20 ans que des étudiants diplômés l’année dernière. Je me souviens même de la musique qu’ils avaient choisie pour leur défilé.
Incroyable… Selon vous, qu’est-ce qui est différent chez les étudiants d’aujourd’hui par rapport à l’époque où vous étiez à leur place ?
Si je devais comparer leur attitude à la nôtre lorsque nous avions leur âge, les étudiants sont généralement moins passionnés par la mode aujourd’hui. Ils manquent de curiosité, ce qui peut s’avérer frustrant. On pourrait aussi penser qu’ils ont tout inventé, mais leurs références sont relativement évidentes et actuelles. Il s’agit d’une génération qui vit dans le moment présent.
Êtes-vous fier qu’une nouvelle vague de Belges accèdent à des postes clés dans l’industrie ? De nombreux créateurs en vogue dont on parle à l’heure actuelle sont diplômés de La Cambre Mode[s].
Je sais pertinemment que des entreprises comme Kering recherchent leurs nouveaux créateurs parmi nos diplômés, ce qui me rend plutôt fier. C’est aussi encourageant pour notre école, car cela prouve que nous sommes en bonne voie. Nous accomplissons notre travail par passion et non pour l’argent ou le prestige. Constater de tels résultats nous fait réaliser que nous avons sans doute apporté notre pierre à l’édifice. Mais ce serait quand même pas mal de disposer d’un peu plus de budget (rire).
J’ai toujours eu le sentiment que vous n’imposiez jamais de critères esthétiques à vos étudiants, ou n’essayiez en aucun cas d’altérer leur travail.
C’est surprenant d’entendre cela, car on m’a souvent dit le contraire, notamment en raison de nos méthodes. La démarche très normative que nous adoptons avec les 1re et 2e années nous a souvent été reprochée.
Pourtant, beaucoup de diplômés que je connais m’ont indiqué avoir apprécié la façon dont vous compreniez leur univers et leur permettiez de se responsabiliser davantage.
C’est le cas pour les 4e et dernière années, mais ils doivent d’abord avoir acquis les connaissances et l’expertise nécessaires. Nous voulons que nos étudiants maîtrisent cette manière de travailler, sinon il n’y a aucun intérêt à ce qu’ils accèdent à l’année suivante. Dans le programme de master, je peux assez rapidement me mettre à la place des étudiants et comprendre leur univers créatif personnel.
Cela ressemble à un exercice mental avant tout.
Tout à fait, et nos diplômés qui réussissent aujourd’hui ont la capacité de penser de cette façon. Ils sont à même de jongler entre ces différents aspects, tout en remettant en question l’ensemble de leur travail.
Lorsque vous avez rejoint l’école, la mode présentait un côté plus conceptuel. En examinant actuellement les grandes marques et le paysage de la mode, qualifieriez-vous le langage dans ce domaine de « pauvre » ?
Eh bien, nous essayons en quelque sorte de compenser cela à travers nos cours. Il m’arrive d’observer certains produits confectionnés aujourd’hui, à l’image de ceux issus de collaboration par exemple, et de constater qu’ils ne semblent pas avoir d’âme ou ont été créés seulement pour être vendus.
La mode est devenue un divertissement au lieu d’être un domaine où prime l’intelligence et l’expression créative.
En vérité, c’est un immense cirque, et ce qui me met également en colère, c’est que les entreprises qui prônent la morale et l’éthique sont souvent celles qui exploitent le plus leurs employés. L’objectif de la mode devrait être de défendre une cause ou d’apporter de la nouveauté dans le monde. Sinon, quelle est son utilité ?
Je pense aussi qu’il y a beaucoup de personnes ignorantes impliquées dans la mode aujourd’hui qui ne connaissent rien à l’histoire, à l’ampleur et à la critique de la mode.
Oui, c’est vrai. Et étant donné que cela gêne également les créateurs à se positionner, nous avons décidé cette année de présenter les collections de nos diplômés à un public restreint. Nous allons être critiqués pour ce choix, mais, au final, il est important que nous restions fidèles à ce en quoi nous croyons.