Rarement mis en avant par les journalistes de mode, les acheteurs et agents commerciaux sont pourtant des piliers du monde de la mode. Dans un secteur saturé, trouver le bon partenaire commercial relève presque du miracle : de nombreux créateurs changent d’ailleurs souvent d’agent ou de showroom plusieurs fois avant de dénicher la perle rare.

Tout au long de sa brillante carrière de consultant stratégique et d’agent commercial passionné, Kiyo Ishizuka a accompagné certains des créateurs les plus audacieux et influents de la mode, tout en demeurant fidèle à son intégrité et à une éthique professionnelle exemplaire. Nous avons eu l’honneur de le rencontrer pour évoquer sa vision des créateurs belges, son rôle au sein du jury des Belgian Fashion Awards et son point de vue sur la place essentielle qu’occupent encore les marques indépendantes aujourd’hui.
Quel est votre tout premier souvenir lié à la mode de créateur ?
Je suis né et j’ai grandi à Akita, une préfecture du nord du Japon, dans une famille qui n’a jamais quitté le pays, loin de l’art européen et du monde de la haute couture. À quinze ans, mon frère aîné m’a emmené à Sendai, où j’ai découvert pour la première fois l’univers de Comme des Garçons Homme Plus. Ce fut une révélation, un choc aussi soudain qu’inspirant. De prime abord, les créations de Rei Kawakubo semblent d’une simplicité désarmante. Pourtant, elles dégagent une tension, une profondeur intellectuelle presque troublante. Ce jour-là, mon regard sur la mode a changé, je m’en souviens comme si c’était hier. Plus tard dans la journée, j’ai visité une boutique de créateurs appelée REVOLUTION, où j’ai rencontré Raf Simons pour la première fois. Ce fut mon tout premier contact avec la Belgique et c’est à ce moment-là que j’ai compris que la mode pouvait être bien plus que du tissu et qu’elle pouvait incarner une vision personnelle et capturer l’esprit d’une époque.

Lorsque vous étiez adolescent, la mode de créateur faisait-elle déjà partie de la culture japonaise ?
Grandir au Japon dans les années 1990, c’était respirer la mode à chaque coin de rue. Les marques japonaises imposaient des styles audacieux et novateurs, tandis que les grandes maisons internationales faisaient progressivement leur entrée sur le marché japonais. Je me souviens aussi très bien des premiers pas des créateurs belges, tels que Dries Van Noten, Raf Simons, Martin Margiela, Dirk Bikkembergs et Walter Van Beirendonck, sur la scène japonaise.
La marque japonaise qui m’a le plus inspiré est Comme des Garçons, et parmi les créateurs belges, c’est Raf Simons. Et ironie du destin, une quinzaine d’années plus tard, j’ai eu la chance de collaborer avec Raf Simons, puis vingt ans plus tard avec Rei Kawakubo au Dover Street Market Paris, le concept store emblématique qu’elle a créé avec son mari, Adrian Joffe.
Me retrouver immergé dans ce monde qui m’avait tant fasciné adolescent me laisse toujours un sentiment profond de gratitude et d’émerveillement.
Qu’est-ce qui vous a conduit à travailler dans le domaine du conseil en stratégie et de la vente ?
Ma famille dirigeait une société de sondage et de design. Enfant, je passais mes journées dans le bureau de mon père, entouré de tables à dessin et de plans d’infrastructures tracés à la main. C’est là que j’ai compris, pour la première fois, la portée du mot « design ». L’entreprise offrait aussi des services de conseil et j’observais souvent mon père et mon grand-père en pleine négociation avec des fonctionnaires ou des clients. Cette immersion m’a naturellement conduit vers le monde de la stratégie et de la gestion. Cependant, dans le Japon des années 1980, le climat politique et social était particulièrement instable. L’entreprise a traversé de nombreuses crises et a frôlé la faillite à plusieurs reprises. Cette période d’incertitude, marquée par la confusion et le désarroi, m’a profondément marqué, mais elle a aussi forgé ma force intérieure.

Qu’avez-vous étudié ?
À dix-huit ans, j’ai quitté ma ville natale pour Tokyo, où j’ai étudié le commerce de la mode dans une école spécialisée. La nuit, je travaillais comme DJ techno, en pleine époque dorée de la techno et de la house. Lorsque la situation financière de ma famille s’est dégradée, j’ai mis fin à mon activité nocturne et commencé à travailler comme vendeur chez Dries Van Noten, ma toute première expérience avec une marque belge. Deux ans plus tard, le distributeur a fait faillite. Peu de temps après, j’ai intégré la Maison Martin Margiela comme vendeur. C’est à ce moment-là que j’ai compris à quel point j’aimais ce métier qui me permettait de créer des passerelles entre les gens, les produits et les idées qu’ils incarnent. J’ai ensuite intégré l’équipe de gestion du commerce de gros, où j’ai passé quatre ans à apprendre les rouages commerciaux de la mode. Cette expérience, aussi intense qu’enrichissante, m’a servi de base pour fonder mon entreprise en 2011.
Quels sont les principaux défis auxquels sont confrontées les jeunes marques indépendantes aujourd’hui ?
Quand j’ai commencé à me rendre à Paris pour le travail, tout se faisait encore de manière manuelle : les horaires étaient rédigés à la main et les visioconférences internationales n’existaient pas. Aujourd’hui, tout va à une vitesse vertigineuse, et les échanges humains se résument souvent à des likes et des commentaires. Au cours des vingt dernières années, j’ai vu d’innombrables créateurs évoluer, passant de petits ateliers à de véritables marques mondiales. Pourtant, la clé du succès n’a pas changé : tout repose sur le lien humain et le respect mutuel. C’est en faisant confiance à ses partenaires locaux, forts de leurs compétences et de leur sensibilité culturelle, que l’on parvient réellement à dépasser les frontières et les barrières linguistiques. L’aide publique ou institutionnelle aux créateurs ne doit pas se limiter à la promotion ou aux salons. Elle doit surtout favoriser la mise en relation avec les acheteurs locaux, grâce à des intermédiaires qui maîtrisent les spécificités culturelles et économiques du marché visé. En Asie, les relations d’affaires reposent sur la compréhension culturelle et le dialogue à long terme. Selon mon expérience, c’est ce type de soutien concret sur le terrain qui crée de véritables opportunités et des résultats durables.

Quels sont, selon vous, les points forts de votre entreprise ?
Mon équipe n’a pas recours à des techniques secrètes. Nous nous concentrons simplement sur l’essentiel, en travaillant avec intégrité. Rendre visite aux acheteurs, organiser des présentations, offrir un retour d’expérience pertinent, partager des idées : ce sont ces gestes simples et réguliers qui bâtissent la confiance et assurent la longévité des marques. Je crois aussi qu’il est essentiel d’entretenir un dialogue ouvert avec les investisseurs. Sans soutien financier, même les idées les plus novatrices peinent à survivre sur le marché actuel.
Pourquoi la mode a-t-elle besoin de voix indépendantes ?
L’industrie de la mode est impitoyable. Les grands conglomérats du luxe et de la fast fashion règnent sur la majorité du marché, mais il arrive qu’un talent indépendant sorte du lot et redéfinisse les règles du jeu. En ce sens, la mode cherche sans cesse sa propre antithèse : une nouvelle tension, une nouvelle étincelle, un rappel que la créativité compte toujours.
Comment avez-vous vécu votre expérience en tant que membre du jury international des Belgian Fashion Awards ?
Composé de journalistes, de rédacteurs en chef et de CEO issus de différents milieux, le jury des Belgian Fashion Awards a offert une belle diversité de points de vue. Les discussions ont été passionnantes, dépassant les simples questions de style et de tendance pour explorer la dimension culturelle et sociale de la mode. Mon expérience est profondément ancrée dans la vente et le développement de marques, et entendre des perspectives issues du journalisme et de la pensée critique a été une véritable révélation. Cela m’a rappelé que la mode n’est pas qu’une industrie : c’est un langage culturel, empreint d’émotions, d’éthique et d’identité. Cette expérience m’a aussi permis de redécouvrir ce qui fait la singularité de la créativité belge : son humilité, son intégrité et sa profondeur intellectuelle. Être membre de ce jury a été bien plus qu’un honneur : ce fut un retour aux sources, à ce qui m’a donné envie de faire partie de ce monde.

Quelle est votre perception de la mode belge ?
Depuis des décennies, la Belgique est le berceau de créateurs parmi les plus intelligents et les plus visionnaires. Au fil des années, j’ai compris combien nos cultures, belge et japonaise, se rejoignent dans leur dévouement, leur humilité et leur sens aigu de l’éthique. De nombreuses figures emblématiques de la Fashion Week de Paris sont belges : Raf Simons, Marina Yee, A.F. Vandevorst, Dries Van Noten et Maison Margiela et tous ces créateurs sont animés par une philosophie propre et une vision du temps qui dépasse les tendances. Travailler à leurs côtés m’a appris à construire une valeur durable, au-delà des modes passagères. Faire partie de l’écosystème de la mode belge a été l’un de mes plus grands privilèges professionnels, comme si je détenais un passeport universel au sein de cette industrie.
Avec quels créateurs avez-vous collaboré ?
Au cours des vingt dernières années, j’ai eu l’honneur de collaborer avec de nombreux créateurs d’exception : parmi eux, Raf Simons, Marina Yee, A.F. Vandevorst, Dries Van Noten, Maison Margiela, Byredo et Jacquemus. Aujourd’hui, nous travaillons en étroite collaboration avec Marina Yee, Julie Kegels, Kvadrat/Raf Simons et plusieurs designers internationaux.
Certains affirment qu’aujourd’hui, la mode se résume à 80 % de communication et 20 % de substance. Pensez-vous que le battage médiatique joue encore un rôle essentiel pour une marque ?
Avec l’essor des réseaux sociaux et la baisse de la durée d’attention, les tendances n’ont jamais eu une vie aussi courte. Les marques sans réelle substance ont toujours existé, mais désormais, impossible d’y échapper : elles s’imposent à nous à travers nos écrans, partout et tout le temps. L’engouement peut sans doute propulser une marque un temps, mais le succès durable repose sur un équilibre subtil entre travail acharné, esthétique, sincérité et confiance. Les tendances passent. L’authenticité, elle, demeure.

Dans un marché de la mode devenu extrêmement concurrentiel, comment parvenez-vous à vous démarquer ?
Nous commençons toujours par nous demander si notre vision esthétique est en accord avec celle de la marque. Sans une sensibilité partagée, aucun partenariat ne peut réellement perdurer. Ensuite, nous discutons au sein de l’équipe pour déterminer si la collection possède ou peut développer le pouvoir de se démarquer sur un marché déjà saturé. En tant qu’agents commerciaux, notre règle d’or est simple : appliquer les fondamentaux avec constance et sincérité. Nous nous concentrons sur des aspects qui peuvent paraître élémentaires, mais qui sont trop souvent négligés : rencontrer les acheteurs en personne, organiser des présentations de produits, analyser les ventes et proposer des actions en phase avec le marché. Derrière l’aspect glamour de la mode, la réalité est toute autre : ce qui distingue vraiment une marque, ce sont les relations humaines, la force des idées et la régularité du soutien, des qualités qui ne s’improvisent pas du jour au lendemain.

Quels sont les aspects de votre travail que vous appréciez le plus et qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
Ayant grandi dans le Japon rural, j’ai toujours été fasciné par la culture européenne et voulu m’en inspirer. Avec le recul, cette distance est devenue ma véritable force motrice. Même si mon titre aujourd’hui est celui de « consultant stratégique » ou d’« agent commercial », au fond, je reste simplement un Japonais passionné par la mode, la musique et les cultures du monde. De la bienveillance que j’ai rencontrée en Belgique à la sophistication de Paris, de la profondeur historique de la Chine à l’énergie avant-gardiste de la Corée, chaque culture continue de m’inspirer. Accompagner les créateurs dans la concrétisation de leur vision est pour moi une source de joie authentique. Je ressens à la fois une grande fierté en voyant les jeunes de notre équipe vivre ces expériences à leur tour et les transmettre, mais aussi une pointe de nostalgie, car j’aime toujours autant être sur le terrain. Voir une marque grandir, d’un atelier modeste à une reconnaissance mondiale, reste pour moi un moment profondément émouvant. La mode semble souvent glamour, mais derrière chaque succès se cachent des années de travail acharné et une préparation souvent invisible. Ce qui me pousse à continuer, c’est la confiance et le lien humain qui sont au cœur de ce métier. Créer de nouvelles valeurs avec des personnes venues d’horizons et de cultures différentes, c’est ma plus grande source de joie et la véritable raison pour laquelle je continue sur cette voie.
Je tiens également à remercier WBDM et Flanders District of Creativity de m’avoir recommandé en tant que membre du jury des Belgian Fashion Awards, ainsi que Bianca Luzi, CEO de Raf Simons, pour sa confiance et son soutien indéfectibles.
(ndlr: Au moment de publier cet entretien, nous avons appris avec émotion le décès de Marina Yee, figure majeure de la mode belge et dont l’esprit et la vision continuent d’inspirer tant de créateurs.)