Après des années passées aux côtés du créateur emblématique Jean Paul Gaultier, en 2012, Christophe Beaufays pose ses valises à Djeddah pour prendre la direction artistique de Lomar, une marque de référence mêlant tradition et modernité dans la mode masculine. Cette étape marque un tournant dans son parcours : il y affine sa compréhension des codes culturels et vestimentaires saoudiens, tout en insufflant à la marque sa vision créative.

Désormais établi à Riyad, Christophe Beaufays pilote depuis juillet un projet ambitieux : The Lab City Hub. Fort de son expertise industrielle et de son réseau international de partenaires, il y accompagne des créateurs talentueux dans la réalisation locale de leurs collections, tout en leur offrant l’opportunité d’explorer de nouvelles techniques. Dans cet entretien exclusif, il revient sur son parcours singulier, de la Belgique au Moyen-Orient, partage son regard sur l’adaptation culturelle et explique pourquoi, selon lui, les talents les plus prometteurs ne se trouvent plus forcément dans les capitales traditionnelles de la mode.
Comment avez-vous découvert la culture arabe ?
À l’époque, je travaillais pour Jean Paul Gaultier, et un jour, il m’a proposé de l’accompagner en vacances à Marrakech. Je dois avouer que je n’étais pas très emballé… mais une fois sur place, ça a été une véritable révélation.
Qu’est-ce qui vous a frappé ?
J’ai été émerveillé par l’architecture et les paysages du Maroc, et la Médina débordait d’énergie. De retour à Paris, j’ai poursuivi mes recherches à l’Institut du Monde Arabe, où je suis tombée sur un livre consacré au Yémen qui m’a profondément marqué. Je me suis totalement immergé dans cette culture, au point de développer une sorte de rejet envers Paris et son architecture. Même la Tour Eiffel me paraissait laide (rires). Je ne cessais de réfléchir à la manière de concilier cette nouvelle passion culturelle avec mon savoir-faire en design.

Qu’est-ce qui vous a incité à vous installer en Arabie saoudite ?
C’est lors d’un voyage à Dubaï que j’ai rencontré les fondateurs de l’école de mode ESMOD, qui m’ont proposé un contrat d’un an. Ce n’était pas la destination de mes rêves, mais j’y ai vu une porte d’entrée dans un nouvel univers professionnel. À Dubaï, j’ai rencontré le fondateur de la marque de vêtements pour hommes Lomar, qui m’a proposé de m’installer à Djeddah pour rejoindre son équipe. J’ai été immédiatement séduit par le défi de réinterpréter le thobe traditionnel et tout ce qui l’entoure, des accessoires aux chaussures.
En tant que designer, avez-vous apprécié les limites imposées par les vêtements traditionnels ?
J’ai apprécié le cadre structuré qu’offre le thobe et plus largement la robe traditionnelle saoudienne, car il a nourri ma créativité. En design, j’ai besoin de limites claires : sans contraintes, je me sens vite désorienté. C’est paradoxal, mais les restrictions stimulent souvent l’imagination.

Est-ce le design ou le tissu qui a guidé cette réinterprétation ?
Les deux, en réalité. En y intégrant des détails inspirés du sportswear et des tissus innovants, notre version du thobe est devenue une véritable déclaration stylistique, capable de séduire une clientèle plus jeune. Lomar se positionne dans le haut de gamme par rapport à ses concurrents et s’est démarquée en intégrant des éléments streetwear au thobe, créant ainsi une fusion stylistique audacieuse. Mon rôle a été de faire évoluer cet héritage, notamment en introduisant des tissus expérimentaux développés en collaboration avec des fournisseurs français et italiens.

Vous avez quitté Lomar l’année dernière, c’est bien ça ?
Oui. Le gouvernement saoudien cherche à dynamiser les industries créatives, notamment dans la mode, la musique, le cinéma et les arts du spectacle. Dans ce cadre, la Commission de la mode a lancé un programme qui offre aux créateurs locaux un soutien concret pour produire leurs œuvres sur place, tout en leur donnant l’opportunité de les présenter à l’international. C’est dans cette dynamique qu’est né le Lab City Hub à Riyad, un espace qui permet aux designers de créer leurs prototypes, de produire de petites séries et de travailler la maille, tout en se formant aux techniques de broderie. Nous facilitons également les échanges entre créateurs locaux et fournisseurs de tissus et d’accessoires, en invitant régulièrement des partenaires européens à venir présenter leurs dernières innovations.

Vous êtes diplômé de La Cambre Mode[s] à Bruxelles et avez remporté le Festival d’Hyères en 1999. Quels sont les principaux changements dont vous avez été témoin dans le domaine de la mode au fil des ans ?
Dans les années 1990, l’enthousiasme pour les jeunes créateurs était palpable. Les grandes maisons étaient perçues comme dépassées et tout le monde, des grands magasins aux petites boutiques indépendantes, se battait pour dénicher de nouveaux talents. Les opportunités étaient nombreuses pour ces créateurs émergents. Mais les choses ont changé avec la montée en puissance des groupes industriels, qui ont peu à peu standardisé la mode.
En même temps, les réseaux sociaux n’existaient pas à l’époque.
C’est un bouleversement majeur. Plus besoin d’organiser une présentation à Paris ou de mobiliser un budget conséquent pour les relations presse : les créateurs peuvent désormais se faire connaître autrement. Ce qui est tout aussi réjouissant, c’est de voir la mode éclore dans des pays que l’on n’associait pas jusque-là à cette industrie.
C’est le cas de Demna, qui est géorgien et présentera bientôt sa première collection pour Gucci. Il en va de même pour Ellen Hodakova Larsson, suédoise, qui a remporté le prix LVMH l’année dernière.
Nous verrons sans doute de plus en plus de designers issus de villes en dehors des grandes capitales de la mode. D’ailleurs, tous ne rêvent pas forcément d’une reconnaissance mondiale : beaucoup aspirent simplement à se développer localement, ce qui est désormais tout à fait possible.